Agnes interroge Bogdan, un témoin de la guerre et des persécutions, sur Ferenc Szalasy.
La voix de l’Ange était devenue, à mesure qu’il traduisait, plus rauque et plus belle. Je me pouvais m’empêcher de me retourner vers lui, qui se tenait derrière le grand fauteuil grenat que j’occupais dans ce beau salon « rouge rubis » qu’adoraient les fugaces pensionnaires du palais Istvanfy.
-Poursuivez, je vous prie.
-Cette idéologie souscrit également à l'idée de races, notamment d'une race « gondwanienne » qui, selon les vues de Szalasi, incluait les Hongrois, les Japonais et les Slaves, et à une conception de l'ordre fondée sur le droit du plus fort — ce que Szalasi appela « réalisme étatique brutal ». Les Croix Fléchées professaient un « Co-nationalisme » fondé sur la coexistence pacifique des affirmations nationales. » Comprenez que ce n’est pas ce verbiage qui me choque mais ces temps de folie ne disparaissent jamais ! Jamais ! Vous le savez, n’est-ce pas ?
-Je crois que oui.
Il se leva et commença à arpenter lentement le grand salon rouge. Sa maigre silhouette n’y était jamais ridicule sans doute parce qu’il la promenait avec une sorte d’abandon. Sans s’arrêter de marcher, il prit un ton plus intime :
-Ne posez-vous jamais de questions personnelles, madame Donnelle ?
-Si.
-Alors, je vous écoute.
-En 1944, étiez-vous à Budapest ?
-Oui.
-Quel âge aviez-vous ?
-Douze ans. Et vous étiez dans ce palais ?
-Non, mais dans une autre belle demeure, avec mes parents et mes frères.
-Et quels sont vos souvenirs ?
-J’ai vu l’étoile, des gens massés dans les rues. On les invectivait. J’ai vu les Croix fléchées, leurs uniformes, leurs rituels…On avait peur d’eux.
-A cause de leurs succès électoraux ? De l’appui allemand ?
-Ceci impressionnait les adultes, moi, je n’y comprenais goutte. Les arrestations massives, la bestialité, je me rendais compte…Mes parents étaient des aristocrates et j’en suis un moi-même. Je vous mentirais en vous disant qu’aucun propos antisémite n’est sorti de mes lèvres mais entre mes vagues anathèmes et cette odieuse réalité, il y avait une énorme distance.
-L’arrestation de Szalasi vous a-t-elle fait du bien ?
-La fin de la guerre m’a fait sourire. Enfin ! Après la prise de Budapest par l'Armée rouge, les meneurs ont été jugés et, le plus souvent, exécutés pour trahison, comme de nombreux collaborateurs européens. Ferenc Szalasi était le dirigeant des Croix fléchées. Il n’a pu échapper aux Russes. A Sa mort, il avait l’allure d’un lâche, la tête d’une bête immonde. Un tel fourbe et un tel menteur !
-Donc, son arrestation vous a convenu !
-Oui. Quand la bête meurt, on se sent plus pur.
-Si jeune, vous avez ressenti cette mort comme une purification ?
Mon interlocuteur s’immobilisa enfin et m’offrit soudain un visage plus jeune et plus frais.
-Le privilège de l’enfance…
Péter se mit à traduire lentement.
-C’est d’avoir ce jugement sûr. C’était un être vil et cruel. Je l’ai su avant même qu’on me le dise. Mon cœur d’enfant ne voulait plus de lui…
-Votre cœur d’enfant…
J’étais bouleversée parce qu’il disait et restai un moment en silence. Il reprit :
-Je ne les connaissais pas, ces gens mais ils ont tués si spontanément ! Ceux qui ont survécu aux Croix fléchées ont été enrôlés de force pour ériger des fortifications autour de Budapest et un mois avant la chute de la ville, les membres de ce parti ont massivement assassiné des centaines de Juifs. Ils ont été noyés ou fusillés.
-Alors, les adultes vous ont déçu ?
-Parlez-vous pour vous-même ? On le dirait. Vous n’étiez pas là !
Je rougis mais Péter croisa mon regard et son visage de nouveau devint d’une beauté surnaturelle.
-Je ne sais, monsieur, je ne sais pas. J’ai été comme aspirée par ce pays, cette ville, cette femme…Je n’ai pas idée du rapport qu’il peut y avoir avec moi-même.
Cette réponse lui plut et il me confia :
-Tant de migrants vous arrivent sur les rivages de la Méditerranée et souvent, bien des leurs sont déjà morts. Le Moyen-Orient est à feu et à sang et l’Afrique pleine de guerres intestines. Quelles racines ou quelles réponses venez-vous chercher là ? Il y a tant d’autres enfers…
-Sara est sortie de l’Enfer.
-En mourant.
-Quand bien même !
-Feriez-vous de même ?
-Oui.
L’ange s’était un moment arrêté de traduire et semblait retiré en lui-même. Avec retard, il instruisit mon hôte de ma réponse. Celui-ci fut très entier :
-Pour quelle cause ?
-Je ne sais pas encore
Loin de se moquer de moi, Bogdan Istvanfy me regarda avec sympathie et me serra la main.
-Portez-vous bien Agnès Donnelle. Portez-vous bien.
D’un geste, il signifia qu’il était fatigué et nous quittâmes le salon rouge. Il était temps, je crois, pour chacun d’entre nous. Comme je quittai les lieux, Péter m’informa que nous allions dîner dehors avec Paulina.
Ils furent ce soir-là drôles et radieux, m’invitant dans un petit restaurant près de l’Institut Français. Le lendemain, j’insistai pour nous passions une partie de l’après-midi à l’hôtel Gellert. Je les sentis réticents et ne compris pas la raison de leur gêne.
-Vous ne cessez de dire aux touristes combien cet endroit est magnifique !
-Certainement.
-Allons-y ! Il y a une piscine intérieure et un merveilleux restaurant ! Nous passerons du bon temps !
L’hiver était là et décembre s’annonçait. La neige était abondante et nous montâmes en riant dans un tramway. Il me sembla bien y distinguer deux ou trois silhouettes inquiétantes mais elles descendirent vite et je les perdis de vue. Le déjeuner fut excellent et nous restâmes longtemps dans les eaux bleues d’une piscine de luxe. C’était un lieu qui justifiait sa réputation.
Et puis, j’étais protégée de tout, mes Anges étant là.