5. Hongrie, guerre et nazisme. Les récits de Bogdan.
Trois jours après mon arrivée à Budapest, Sandor me présenta son père, Bogdan Istvanfy. Il revenait d'un court voyage. Quand je le vis dans un des nombreux petits salons qui rendaient si attachant le ré de chaussée du palais, je fus stupéfaite et restai d’abord muette. Dans cette pièce entièrement tendue de rouge, je vis un homme qui avait traversé la seconde guerre mondiale, connu l’ère communiste puis son évanouissement. Jamais je n’avais rencontré un tel témoin.
En France, on avait abondamment commenté les actes des nazis et des communistes en Hongrie sans faire preuve d’un grand discernement. On avait beaucoup parlé sans savoir. Mon hôte, lui, ne s’était pas contenté de parler, lui. Il avait tout traversé et avait souffert. Très âgé, il était grand et sec, se tenait bien droit mais avançait lentement. Il avait perdu en acuité visuelle et auditive mais son intelligence était percutante. Vêtu avec soin, il aurait pu être ridicule, sa maigreur étant soulignée par un costume aux formes amples mais il demeurait digne et écartait toute moquerie. Sa hauteur de vue en imposait. Se tenant droit et tournant le dos à une belle bibliothèque, Il me regardait comme un homme venant d’un autre âge. Sa voix, quand elle s’éleva, m’apparut un peu voilée. Il est vrai que hiératique, mon bel ange traduisait…
-Madame Donnelle, Lila et Artur m’ont parlé de vous et Péter, bien sûr, a pris la relève avec Paulina. Vous cherchez Sara et il serait déloyal de ne pas vous aider. Elle est née en 1899 et a donc vu l’effondrement de son pays à la suite de la première guerre mondiale. Elle venait d’un milieu nanti et n’aurait pu se soucier de rien. D’autres l’ont fait, mais pas elle. Elle pensait à un monde meilleur et la fondation du parti de Ferenc Szálasi ne l’a pas d’abord inquiétée. Ce Szalasi était pourtant à redouter car il était à la tête du «Parti de la volonté nationale» qui a été interdit deux ans après pour son radicalisme. Elle a appris à le redouter…
Le décalage entre l’allemand de mon interlocuteur et la traduction française était sensible mais je vibrais.
-Vous savez, le Mal renaît de ses cendres : regardez ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient. Il s’agit là d’une forme très radicale de ce Mal que tous voudraient éradiquer. On a peur puisqu’on voit qu’une nouvelle fois, il frappe. Vous qui êtes curieuse et intelligente, vous savez qu’il existe de nombreux déclinaisons du terrorisme, de la violence physique et morale, des degrés dans l’humiliation et la dépersonnalisation.
-De cela, je suis certain.
-Mon existence a été terne. Comment pourrais-je me comparer à ces victimes de tortures, à ces hommes et ces femmes exécutés sommairement et à cette litanie d’êtres terrorisés qui tentent par tous les moyens de rejoindre des terres plus calmes, loin de toute folie meurtrière ?
-Les mesures de sont pas les mêmes et on ne vous demande pas d’établir de telles comparaisons.
-Je ne pense pas avoir beaucoup souffert mais j’ai fait souffrir à ma façon.
Mon interlocuteur resta un moment silencieux alors que Péter me lançait un regard sagace : il ne me croyait pas. Jamais je ne lui avais dit quoi que ce soit de ma vie en France et de l’épisode provençal mais il semblait lire en moi sans avoir besoin que je me confie beaucoup. Se tournant vers le vieil homme, il l’incita à poursuivre :
-Vous vous voulez donc que je parle des Croix fléchées ? Commençons alors. Ce Parti s’est constitué comme mouvement en prenant pour modèle le parti national-socialiste allemand. Vous êtes, sinon savante, du moins assez éclairée pour connaître les bases du nazisme. Eh bien, je ne vais pas vous surprendre en vous disant que la Hongrie avait, en 1935, subi des heurts et des malheurs et que beaucoup attendaient un homme providentiel capable de les sortir d’affaire. Vous devez vous représenter la défaite hongroise et l’état de mon pays après l’effondrement de l’empire austro-hongrois. Les clauses du traité du Trianon ont été désastreuses pour la Hongrie car elle s’est trouvée spoliée d’une partie de son territoire. Elle en a perdu les deux tiers ! Pouvez-vous imaginer la honte qu’ont ressentie bon nombre de Hongrois ? Miklos Horthy était issu de la petite noblesse. C’était un militaire. Il avait été, jeune homme, aide de camp de l’empereur François- Joseph et restait nostalgique de ce vaste empire. En 1920, une grande agitation régnait dans le pays. Il y avait bien une tentative de république sous l’égide du communiste Bela Kun mais celle-ci n’a tenu que trente- trois jours. Livré à la terreur rouge des communistes, le pays l’a bientôt été à la terreur blanche. Celle-ci était conduite par l’armée d’occupation ainsi que par l’aristocratie. Là, Horthy a senti le vent de l’histoire en sa faveur. Le seize novembre 1919, il est entré à Budapest avec son « armée nationale » et s’est posé comme l’homme fort du régime.